France et Italie dans l’histoire du droit: greffes et osmoses*

Antonio PADOA-SCHIOPPA*

Professeur Émérite de Università degli Studi di Milano

Antonio.PadoaSchioppa@unimi.it

Abstract: Le influenze reciproche tra Francia e Italia nel campo del diritto sono state una costante dall’alto medioevo sino all’età contemporanea. L’articolo ne menziona brevemente alcune: il diritto feudale, nato nel regno franco dei carolingi e giunto ad una formulazione scritta nella Lombardia di due secoli dopo; il metodo dei Glossatori bolognesi, accolto precocemente nella Francia meridionale e qui sviluppato con tratti originali; l’approccio innovatore dell’insegnamento di diritto romano dello Studio di Orléans nel Duecento, sulla base del quale si sviluppò la grande Scuola del Commento nell’Italia del Trecento; il metodo umanistico nello studio del diritto, insegnato a Bourges da Andrea Alciato e condotto ai vertici dai Culti francesi del Cinquecento; l’influenza dei philosophes sugli illuministi italiani e l’affermazione in Europa, a cominciare dalla Francia, delle idee di Beccaria; la codificazione napoleonica del diritto e il modello amministrativo francese, largamente recepiti in Italia nell’Ottocento. Innesti e osmosi sono una costante della storia del diritto in Europa.

Parole chiave: Francia-Italia (diritto, influenze reciproche, sec. IX-XIX)

1. Monsieur le Président, chers Collègues, Mesdames et Messieurs, c’est pour moi un très grand honneur d’être aujourdhui parmi vous. Recevoir un doctorat honoris causa à Montpellier, une des grandes Universités de la France, est un don d’autant plus remarquable pour le juriste historien que je suis, parce que Montpellier tient une place tout-à-fait spéciale dans l’histoire du droit en Europe: c’est ici que, il y a huit siècles et demi, la nouvelle science du droit, qui venait de naître, a pour la première fois connu des développments nouveaux et un épanouissement original en dehors de Bologne, avec des retombées théoriques et pratiques très importantes et durables en France, en Italie et ailleurs.

Ma gratitude va avant tout à mon illustre et cher Collègue Jean-Marie Carbasse ainsi qu’aux collègues de la Faculté de droit. Et je tiens à rappeler que j’ai eu le plaisir de connaître votre si belle Région en enseignant ici pendant un sémestre il y a exactement un tiers de siècle, en 1978, invité par le grand historien du droit récemment disparu qui a illustré pendant des décennies cette Université et à la mémoire duquel j’envoie un souvenir plein de respect et d’affection, le professeur André Gouron.

Le sujet que je vais évoquer aujourdhui est celui des rapports entre la France et l’Italie dans l’histoire du droit. Le thème est bien vaste, mais j’espère pouvoir, dans le peu de temps dont je dispose, donner quelques éléments suffisants pour montrer l’importance énorme qu’a eu, dans le domaine du droit, ce lien historique que l’on retrouve à chaque époque de l’histoire de nos deux Pays. Je le ferai par l’évocation de six exemples qui se qui s’étalent du haut Moyen Age jusqu’au Dix-neuvième siècle.

2. Les siècles du haut Moyen âge – pendant lesquels les lois et les coutumes romaines, franques, lombardes, visigothiques des différentes couches ethniques de la population de l’Europe occidentale étaient toutes valables à l’intérieur de chaque royaume d’après le principe de la personnalité de la loi – ont donné à la coutume un rôle fondamentale parmi les sources du droit. Or, si l’on étudie ces coutumes, que les actes de la pratique nous permettent de connaître, il est aisé de voir que bien souvent elles se sont transmises dans les deux directions, de l’Italie à la France ainsi que de la France à l’Italie. Les formules romaines du contrat d’echange (permutatio) ont été transmises par les canaux des rapports entre monastères de la Provence jusqu’à Gaète en Italie du sud entre le IXe et le Xe siècle, ainsi que l’a bien montré mon regretté maître Giulio Vismara[1]. Et qui est plus, les règles fondamentales sur la féodalité, qui sont des règles coutumières, l’Italie les a puisées à la pratique carolingienne du IXe et Xe siècles, bien que plus tard, au XII e siècle, le texte des Consuetudines Feudorum, où pour la première fois ces régles ont été rédigées de façon systematique, ait vu le jour en Lombardie. Les exemples pourraient se multiplier, notamment en ajoutant que la procédure judiciaire a connu des transferts importants, comme il s’et passé lorsque les échevins (scabini) ont fait leur apparition en Italie dés l’an 796 à Pise[2], à la suite de la conquête du royaume lombard par les Francs, ou lorsque l’on constate dans les plaids italiens dès le IXe siècle que les témoins sont interrogés séparément, comme l’exigeait le capitulaire de Thionville de 805[3]; à son tour, la procédure par enquête, fondamentale dans le procès carolingien, dérive probablement de l’inquisitio lombarde qui est témoignée en Italie déjà en l’an 715[4].

3. La nouvelle science du droit, developpée à Bologne sur les textes de la compilation de Justinien dès le debut du XIIe siècle, nous donne un deuxième exemple des rapports que nous sommes en train d’évoquer. Les recherches historiques des dernières décennies ont ouvert des voies nouvelles, en revelant des liens très étroits entre les maîtres bolonais et le Midi de la France. Que d’abord Rogerius, un glossateur de la troisième génération de l’Ecole, et peu après Placentin, deux maîtres bolonais de très haute qualité, se soient rendus à Montpellier entre les années ’60 et ’80 du siècle, probablement à la suite de contrastes universitaires dans leur patrie – les disputes entre universitaires étant un phénomène qui est ancien comme l’université elle même – que Rogerius ait écrit ici une célèbre Summa Codicis qu’il laissa inachevée, que Placentin ait à son tour rédigé des écrits dans cette ville, tout ceci était bien connu. Mais nous en savont aujourdhui beaucoup plus.

La plus ancienne Summa aux Institutions (Iustiniani est in hoc opere, édité par Pierre Legendre en 1960), sans doute s’ispirant déjà aux méthodes bolonais et à l’ecole de Martinus élève d’Irnérius, avec l’emploi du Digeste vieux et du Code, mentionne deux personnages liés aux canoines de Saint Ruf que les documents de la pratique ont montré actifs dans la ville dauphinoise de Die en l’an 1127[5], deux ans à peine après le dernier document qui nous est parvenu sur Irnérius, le père de l’Ecole des Glossateurs. C’est qui est plus, toute une série d’ouvrags de prémière importance, desquelles André Gouron a montré par des analyses minutieuses qu’elles on vu le jour vers 1150, ont été écrites dans la France di Midi[6]. C’est le cas du Livre dit de Tubingue, des Exceptiones Petri qui en découle, et surtout de la plus ancienne Summa Codicis, dite Summa Trecensis d’après le manuscrit de Troyes. C’est le cas du Codi[7], une Somme au Code de Justinien écrite d’abort en Provençal, ensuite traduite en latin, en français, en catalan.

Ces oeuvres sont de première importance pour la science du droit médieval, puisqu’elles inaugurent le genre littéraire de la Summa, qui inclue dans un cadre systématique unitaire, celui des premiers neuf livres du Code de Justinien, la synthèse du Corpus iuris, dont le milliers de règles étaient pour aisi dire dispersées dans les quatre parties de la Compilation, avant tout dans l’ingens sylva des cinquante livres du Digeste. Or, ce sont encore une fois les recherches d’André Gouron, poursuivies inlassablement pendant quatre décennies, qui ont permis non seulement de montrer que les Sommes des Maîtres bolonais, Rogerius et Placentin, ont puisé aux Sommes provençales, mais aussi de proposer avec des arguments subtils et convaincants que leus auteurs ont été, très probablement, Pierre de Chabannes pour les Exceptiones Petri[8] et Géraud le Provençal pour la Trecensis[9].

Ces oeuvres montrent une approche originale par rapport à la doctrine italienne, puisque d’un côté elles ont une finalité pratique et un rapport directe avec la pratique, de l’autre côté elle revèlent une influence directe et indirecte du droit canonique et de ses principes qui est absent en cette époque dans la science des légistes bolonais. Nous avons donc ici l’exemple d’un double courant, d’abord de Bologne au Midi provençal, languedocien et dauphinois, ensuite en sens inverse, avec un enrichissement mutuel des méthodes d’analyse et de synthèse des mêmes sources, qui donnent lieu à une véritable osmose.

Ajoutons que les recherches récentes ont montré que ces rapports entre les maîtres italiens et les maîtres français n’étaient pas moins intenses dans le domaine du droit canonique, en particulier en ce qui concerne l’école de droit canonique de Paris avec ses sommes et gloses sur le Décret de Gratien et sur le ius novum des décretales des pontifs, notamment sur la Compilatio prima mise à point par Bernard de Pavie vers 1190 et glosée, comme Anne Lefebvre-Teillard l’a démontré récemment, par le maître parisien Petrus Brito[10]. Les exemples de ces rapports pourraient se multiplier.

4. Un troisième moment revélateur de ces rapports se situe un demi siècle plus tard, après le milieu du XIIIe siècle. A Bologne Accurse avait depuis une vingtaine d’années completé le grand apparatus de gloses sur l’entier Corpus Juris et sa Glosse Magna était déjà devenue le point de référence de tous ceux qui travaillaient sur le textes du droit romain en Europe: là où la Glose d’Accurse propose une solution pour une question controversée, “ibi firma pedes”, c’est ce que diront souvent les juristes italiens. Mais après le milieu di XIIIe siècle il y a eu en France un centre d’études du droit romain qui adopta une approche différente: c’était la petite université d’Orléans, qui donnait aux clercs une solide formation en droit romain, ce droit romain que la bulle d’Honorius III de 1219 avait defendu d’enseigner a Paris.

Un épisode célèbre nous témoigne cette approche novatrice. Un professeur de Bologne bien connu, François d’Accurse, qui était le fils de l’auteur de la Glossa Magna, avait été invité à tenir une leçon de droit, une lectio magistralis pour la quelle il avait choisi d’analyser, par une repetitio, une constitution importante du Code de Justinien (Cod. 7. 47. 1. 1-2). Dans ce texte les dommages-intérêts pour une obligation non exécutée étaient reglés différemment pour les contrats qui “habent certam quantitatem” et pour ceux “qui incerti esse videntur”, en portant comme exemples des premiers la vente e la location. La Glose d’Accurse, dans le but d’énoncer un critère pour établir quels contrats étaient à classer dans chacune des deux catégories, avait adopté la distinction entre les obligations de dare et celles de facere[11]. Ce fut donc par cette distinction que François d’Accurse reponda à la question qu’un étudiant peu avant devenu bachelier, Jacques de Revigny, lui posa à la fin de la conférence. Mais le jeune interlocuteur, apparemment pas du tout intimidé par l’autorité du professeur bolonais, lui opposa que la distinction de la Glose ne resolvait pas la question, puisque la locatio operarum était une obligation de laquelle la quantité du dommage pour inexécution n’était pas déterminée ni determinable dès le debut. Et François d’Accurse dût à la fin d’un échange de d’obiections de Jacques et de tentatives de reponse se rallier à la solution avancée par Revigny, qui proposa de distinguer si la formule du contrat avait, ou n’avait pas, des éléments permettant de fixer dès le début la quantité des dommages pour inexécution[12].

On n’est pas étonnés de retrouver peu après Jacques de Revigny professeur de droit romain à Orléans. On a soutenu que son approche était liée à l’emploi des catégories de la Logica nova d’Aristote, récemment redecouverte et traduite en latin vers 1260[13]. A mon avis, sans nier l’importance des Analitiques pour les developpements de la dialectique dans le domaine du droit, dans le cas en question la solution hardiment proposée par le jeune bachelier était en ligne avec la méthode bolonaise de resoudre le apories des textes par l’instrument fondamental de la distinctio: simplement, la distinction de Jacques était différente de celle proposée par Accurse et bien plus efficace, puisque elle permettait à la fois de ne pas repousser l’exemple donné par la constitution de Justinien (qui mentionnait la location à titre d’exemple, mais ne distinguait pas entre la locatio rei et la locatio operae) et d’énoncer un critère pour appliquer la nouvelle distinction à n’importe quel contrat inexécuté.

Ce qui caractérise l’école orléanaise ce sera précisement cette attitude critique vers les opinions reçues, ouverte vers des interprétations différentes et nouvelles des textes romains. C’est une approche qui, en plus, dédie une attention toute particulière – et croissante dans le temps – aux questions pratiques résolubles par le recours avisé aux normes du droit romain tour à tour commentées. Et c’est à ce fin que les Commentateurs s’efforcent d’énoncer la ratio des textes du Digeste et du Code, très souvent rédigés en forme de responsa ou de rescripta, donc comme décisions sur un cas concret.

Quelques temps plus tard la nouvelle méthode, inaugurée en France, notamment a Orléans, sera adoptée par les grands juristes italiens di XIVe siècle, de Cinus de Pistoia qui l’introduisit dans son grand Commentaire au Code de 1314 jusqu’à Bartole de Sassoferrato et à Baldus de Ubaldis. La nouvelle école des Commentateurs était née.

5. Deux siècles plus tard, aux débuts du XVIe siècle, c’était encore cette école qui dominait dans les universités européennes. Mais dans la courte espace de quelques années, un petit nombre de juristes commença à appliquer aux textes du Corpus juris les méthodes et les notions nouvelles que quelques humanistes italiens, parmi lesquels Lorenzo Valla et Angelo Poliziano, avaient adopté au XV e siècle, en redecouvrant des textes grecs et romains oubliés depuis plus de mille ans et en appliquant aux textes étudiés une approche philologique rigoureuse. Ce fut par l’emploi de la nouvelle culture humaniste que trois juristes publièrent vers 1508 des ouvrages de droit où les instruments de la philologie et la connaissance directe des sources non juridiques grècques et romaines récemment decouvertes (sources historiques, littéraires, philosophiques) étaient employés pour mettre à point des innombrables corrections d’erreurs commises par les écoles précedentes et pour proposer des interpretations nouvelles. Guillaune Budé en France, André Alciato en Italie, Ulrich Zasius en Allemagne, bien que de façon différenciée, s’appliquèrent à cette tache.

Or, la nouvelle méthode philologique et historique, qui bouleversait les bases mêmes de l’enseignemet du droit romain, se heurta en Italie à une opposition acharnée dans les écoles de droit: dès le XVe siècle un savant tel que Lorenzo Valla avait du s’enfuir de Pavie lorsqu’il osa critiquer le grand Bartolus. Mais André Alciat, le plus savant et le plus doué parmi les humanistes-juristes du début du XVIe siècle, trouva en France, à Bourges, où il fut appelé en 1529[14], une université où son approche aux textes était non seulement appreciée, mais requise par les étudiants eux-mêmes. Et ce fut à Bourges, d’après l’enseignement d’Alciat, que l’Ecole des Cultes se forma, en s’affirmant ensuite à Toulouse et ailleurs en France et en Europe, par l’oeuvre de juristes de première grandeur tels que François Connan, le Douaren, Hugues Doneau, François Hotman, Jacques Cujas, Pierre Pithou, les deux Godefroy. Ce sont des savants très différents dans leur approche au droit, dans leurs idées, dans leur méthode d’exposition et d’analyse, mais qui sont liées par la source humaniste de leur culture.

Une fois de plus, l’hybridation entre culture italienne et culture française s’était avérée féconde.

6. Déplaçons nous encore en avant dans le temps, deux siècles plus tard, vers le milieu du XVIIIe siècle. Une courante nouvelle de culture philosophique et politique était en train de modifier en profondeur l’attitude de l’opinion publique européenne envers les pouvoirs de l’Eglise et de l’Etat. Le chef d’oeuvre de Montesquieu, paru en 1748, induisait à considérer bien d’institutions publiques et privées sous une lumière différente. Au début des années Soixante les pamphlets poignants de Voltaire avaient soumise la justice des Parléments et des Courts souveraines à une critique féroce: le dossier sur l’Affaire Calas date de 1762. Deux ans plus tard, en 1764, un petit livre publié anonymement à Livourne, dont le titre était “Dei delitti e delle pene” (Des délits et des peines), connaissait dès le début un succès extraordinaire.

Les édtions se multiplièrent. Bientôt on dévoila le nom de l’Auteur: c’était un jeune milanais, le marquis Cesare Beccaria, agé d’à peine vingt ans, licencié en droit à Pavie deux ans plut tôt. Le livre fut traduit en français par l’abbé Morellet. Voltaire lui-même écrivit un long Commentaire très élogieux (une attitude certes peu commune chez lui…), qui fut publié en 1766, deux ans seulement après la parution du livre. Les pages de Beccaria exprimaient, en adoptant un style très efficace, a la fois clair et passionné, une série de critiques de fond envers le système pénal de son époque, qui était en large mésure commun à toute l’Europe. Surtout, le livre suggérait l’adoption de réformes qui auraient complètement remodelé les règles de la justice criminelle: il proposait d’instituer des peines douces mais indéfectibles (“pene miti, ma certe”), graduées sur la gravité des crimes, sans possibilité de recours aux procédures abusées des grâces souveraines. En plus, non seulement la torture judiciaire était âprement critiquée, mais la peine de mort était soumise à une critque sérrée au nom de l’humanité, en soulignant les risques bien concrets d’erreurs irréparables ainsi que son insuffisant pouvoir de dissuasion vis-à-vis des criminels, témoigné par l’expérience.

Le livre de Beccaria dévint bientôt en Europe, et jusqu’à la Russie de l’impératrice Catherine, le manifeste d’une nouvelle justice pénale, alternative à celle d’ancien régime[15]. Or, si l’on lit Beccaria, on s’aperçoit, d’après ses arguments et ses citations, que ses pages – ainsi que celles des autres intellectuels lombards des Lumières, animés en ces ans par Pietro Verri dans le petit cercle de la feuille Il Caffè, fondé par lui – n’auraient jamais vu le jour sans la présence active des sources de la nouvelle culture des lumières de France, que ce petit groupe de nobles jeunes et “subversifs” citent tout le temps dans leurs écrits: parmi eux, et avant tout, Montesquieu, Voltaire, Rousseau[16]. Ce lien est également essentiel pour les auteurs de Naples et de l’Italie méridionale dont les idées nouvelles sur l’économie et sur la société se sont affirmées à partir de leur réception en France: Antonio Genovesi et surtout Ferdinando Galiani. Quelques années plus tard l’oeuvre de Gaetano Filangieri fut elle aussi traduite en français: encore une fois c’était l’oeuvre d’un jeune sortant de la noblesse, ouvert aus idées nouvelles, que ses compatriotes napolitains plaisantaient, bien qu’avec douceur, en repoussant ses idées de réforme de la législation, comme Goethe le constata à Naples lors de son voyage en Italie de 1787[17].

Le grand mouvement d’idées des Lumières est sans doute un phenomène européen, qui concerne non seulement la France et l’Italie, mais l’Angleterre et l’Ecosse, les Pays Bas et l’Allemagne. Mais le liens entre nos deux Pays ont été, dans ce conteste, constants et féconds.

7. Je viens au sixième et dernier exemple de ces relations spéciales. Il concerne l’unification nationale de l’Italie au Dix-neuvième siècle. Il faut d’abord souligner que la période de la domination napoléonienne a été déterminante pour susciter la conviction que la Péninsule, politiquement divisée depuis treize siècles, pouvait retrouver une unité même dans les domaines de l’économie et des institutions politiques. Dans celui de la culture littéraire et artistique une “nation” italienne existait en effet déjà depuis le XIIIe siècle. Après la chute de Napoléon la nouvelle culture du romantisme ajouta une dimension historique et idéale plus profonde à cette conviction.

Presqu’immédiatement après le “miracle” (puisqu’il s’agissa d’un miracle, tel que l’histoire en connait de temps en temps) de l’unification politique de 1860, due au génie de Cavour qui sût mettre à fruit les impulsions essentielles de Mazzini et le charisme de Garibaldi, on dût décider quel serait le modèle du nouvel Etat. C’était un choix crucial et difficile, puisque les différents Etas italiens avaient des traditions très différentes dans le domaines du droit et des institutions, nonobstant la parenthèse des années napoléoniennes.

Le choix fut clair et univoque. On adopta le modèle français, qui était celui que le Piémont du Regne de Sardaigne avait placé à la base de ses institutions. Unité administrative, provinces gouvernées par les préfets nommés par le gouvernement, abolition de toute identité juridique des regions historiques qui formaient les sept Etats de l’Italie préunitaire, juridiction de trois niveux avec au sommet le système de français de la Cassation (pour vrai dire, pendant longtemps il y eut au civil cinq Courts de Cassation au lieu d’une..), séparatione nette entre Etat et Eglise, codification civile, commerciale, pénale et de procédure unique à l’intérieur du Royaume. Tels sont les bases essentielles de l’ordre juridique du nouvel Etat italien depui 1865[18]. Ce qui est plus, si on analyse la discipline législative adoptée par les nouveaux Codes, avant tout le Code Civil, il est facile de constater que le modèle des Codes français de 1804-1810 est de loin le plus influent, puisqu’une majorité des articles en dérive directement. En plus, même les arrêts de la Cour de Cassation de France ont eu un poids remarquable dans l’Italie du XIXe siècle.

Tel fut le modèle d’Etat que l’Italie garda pendant un siècle. Ce fut seulement par la Constitution républicaine de 1948, toujours en vigueur, qu’on adoptera un modèle d’Etat différent, avec des fortes autonomies régionales et une Court constitutionnelle dotée du pouvoir d’abroger les lois contraires à la Constitution.

8. En conclusion, greffes et osmoses entre le droit de l’Italie et celui de la France ont été, me semble-t-il, non pas l’exception mais plutôt la règle du moyen âge juqu’à l’âge contemporain. Surtout, ces rapports ont joué un rôle essentiel dans les phases critiques où la science du droit a connu des tournants novateurs.

On a vu que l’histoire de ces rapports a atteint ses sommêts dans les phases critiques qui sont à l’origine de quatre tournants de la culture du droit en Europe du XIIe au XVIIIe siècle: à l’origine de l’Ecole des Glossateurs, de l’Ecole des Commentateurs, de l’Ecole des Cultes, du courant des Lumières. On peut ajouter que ces influences réciproques se sont réalisées tant au niveau de la doctrine que dans les deux autres grandes souces du droit: la législation d’un côté, la pratique des actes et des arrêts de l’autre côté.

On me permettera d’ajouter encore une coïncidence qui m’a frappée. Ma ville, Milan, a donné le jour dans le temps à trois juristes de renommée européenne: Obertus de Orto au XIIe siècle, Alciat au XVIe, Beccaria au XVIIIe. Or, tous les trois ont eu un rapport privilégié avec la France. Obertus a écrit une section centrale des Consuetudines Feudorum, qui sont dévenues le texte de référence du doit féodal en Europe, ce droit féodal qui était né et s’était formé par la voie coutumière dans la France carolingienne du IXe siècle. Alciat à trouvé à Bourges le milieu culturel apte à développer l’approche humaniste aux sources romaines. Beccaria n’aurait pas écrit son grand petit livre sans la connaissance directe des lumières françaises.

Chacun de nos deux Pays a connu dans les siècles d’innombrables autres rapports, greffes et osmoses dans le domaine du droit. Il est devenu clair aujourdhui que l’histoire de n’importe quel droit national en Europe, y compris celui de l’Angleterre de common law, ne peur se faire autrement qu’en adoptant un point de vue, un horizon qui soit élargi à l’Europe. A côté de l’Italie et de la France, l’Espagne, les Pays Bas, l’Allemagne, l’Angleterre, la Suisse et d’autres régions encore ont joué dans le domaine du droit, au cours des siècles, un rôle d’innovation important, souvent essentiel, qui a chaque fois transmis ses effets en dehors de sa terre d’origine. Mais les rapports entre l’Italie et la France ont une intensité, une continuité et une importance qu’il est beau d’évoquer dans le moment historique actuel, révélateur d’une Europe qui, par un chemin souvent difficile mais exaltant, est en train de s’unifier tout en gardant les diversités nationales et régionales qui sont une de nos richesses et une partie si importante de notre histoire ancienne et récente.

Qu’il soit permis de souhaiter que ce rapport fécond puisse continuer encore longtemps.

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* Nous publions ici le texte de la Lectio magistralis lue à l’Université de Montpellier par M. Antonio Padoa-Schioppa le 6 octobre 2011 en recevant le doctorat honoris causa en Droit.

[1] G. Vismara, Leges e canones negli atti privati dell’alto medioevo: influssi provenzali in Italia, in Id., Scritti di storia giuridica, vol. 2, La vita del diritto negli atti privati medievali, Milano 1987, pp. 3-47, cf. p. 37-42.

[2] Pisa, 5 juin 796, in I placiti del Regnum Italiae, ed. C. Manaresi, Roma 1955-60, vol. I, nr. 9, pp. 24-28.

[3] Capitulare missorum in Theodonis villa generale (a. 805), in MGH Capitularia regum Francorum, ed. Boreius-Krause, Hannover 1883-87, nr. 44, c. 11, vol. I, p. 124.

[4] Siena, 20 juin 715, in Codice diplomatico langobardo, ed. L. Schiaparelli, Roma 1919-33, vol. I, nr. 19, pp. 61-77.

[5] A. Gouron, Une Ecole juridique française dans la première moitié du XIIe siècle, in Mélangea Aubenas, Montpellier 1974, pp. 1-22.

[6] A. Gouron, Etudes sur la patrie et la datation du Livre de Tubingue et des Exceptiones Petri, in “Rivista internazionale di diritto comune”, 14 (2003), pp. 15-39; la patrie de ces deux ouvrages serait Valence en Dauphiné.

[7] A. Gouron, L’auteur du Codi, in Id. Pionniers du droit occidental au Moyen Age, Variorum Reprints, Aldershot 2007, nr. 11; la patrie de cette oeuvre serait, selon Gouron, plutôt Saint-Gilles qu’Arles.

[8] A. Gouron, Petrus demasqué, in “Revue historique de droit français et étranger”, 84 (2004), pp. 577-588.

[9] A. Gouron, L’auteur et la patrie de la Summa Trecensis, in Id., Etudes sur la diffusion des doctrines juridiques médiévales, Variorum Reprints, London 1987, nr. III.

[10] Cf. A. Lefebvre-Teillard, L’apport d’André Gouron à l’histoire des Universités, l’Ecole de droit canonique parisienne, in Hommage à André Gouron, 20 septembre 2010, [Montpellier] 2011, pp. 53-61.

[11] Gl. qui incerti, à Cod. 7. 47. 1, de sententiis quae pro eo quod interest proferuntur, l. Cum pro eo.

[12] Ce debat animé entre François d’Accurse et Revigny est reporté par Pierre de Belleperche, Repetitio alla l. Cum pro eo (Cod. 7. 47. 1), in Petri a Bellapertica., Repetitiones in aliquot […] Codicis leges, Francofurti 1571, fol. 79-80; F. P. W. Soetermeer, Recherches sur Franciscus Accursii, in “Tijdschrift voor Rechtsgeschiedenis”, 51 (1983), pp. 20-41 a édité d’autres passages de la Repetitio d’après deux mss. de Modena e de la Biblioteca vaticana; cf. K. Bezemer, Pierre de Belleperche, Portrait of a legal puritan, Frankfurt am Main 2005, p. 179.

[13] A. Errera, Tra analogia legis e analogia iuris: Bologna contro Orléans, in Il ragionamento analogico profili storico-giuridici, a cura d C. Storti, Napoli 2010, pp. 133-181, en part. pp. 174-176. La question, qui est très intéressante, mériterait une analyse nouvelle.

[14] P. E. Viard, André Alciat, 1490-1550, Paris 1926, pp.65-90; R. Abbondanza, Alciato, Andrea, in “Dizionario biografico degli italiani”, vol. II, pp. 69-77, p. 71 s.

[15] Un récueil de documents, lettres et écris sur l’influence de Beccaria dans des différents Pays européens a été publié par Franco Venturi in C. Beccaria, Dei delitti e delle pene, a cura di F. Venturi, Torino 1981, pp. 310-650.

[16] Beccaria, Dei delitti e delle pene, c. I: “l’immortale presidente Montesquieu”; c. XLV: “un grand’uomo, che illumina l’umanità che lo perseguita..” (c’est Rousseau).

[17] W. Goethe, Italienische Reise, 12 mars 1787, Naples.

[18] A. Padoa Schioppa, Storia del diritto in Europa, Bologna 2007, pp. 521-529; 552.